Hydrodiplomatie - Le Fleuve Mékong
Interview de Olivier Cogels par Chritian Brethaut de l'Université de Genève sur la gestion du fleuve Mekong et le rôle de la Commission du Mekong
Genève, 2015
Mis en ligne le 16 juin 2020
Cher Olivier, vous avez été particulièrement impliqué dans la Commission du Mékong, que vous avez dirigée entre 2004 et 2007. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le fonctionnement de cette commission?
Oui, l'origine de cette commission remonte à 1957, lorsque les Nations unies ont créé le Comité du Mékong. Je note au passage que ce fut considéré à l'époque comme la plus grande réalisation des Nations unies. L'objectif était essentiellement de développer l'agriculture irriguée et la production d'énergie dans le bassin du Mékong, au sud de la Chine. Ensuite, cette coopération, qui avait bien démarré, a été sérieusement mise à mal par la guerre du Vietnam et le génocide cambodgien. Il faut alors attendre avril 1995 pour que, après 2 ans de négociations facilitées par les Nations unies, les 4 pays du Bas-Mékong, Cambodge, Laos, Vietnam et Thaïlande, signent ce qu'on appelle le traité du Mékong.
Donc la Chine et la Birmanie n'en font pas partie. Alors, ce traité porte, en quelques mots, sur la planification d'un programme commun de développement, sur la protection de l'environnement, sur la liberté de navigation, sur les maintiens de débits en saison sèche, et sur les règles de notification et de consultation entre les pays pour l'approbation de nouveaux projets. Ce traité définit aussi la structure et le fonctionnement de la Commission du Mékong, dont le secrétariat est partiellement, actuellement au Laos, et partiellement au Cambodge.
La Commission comprend aussi plusieurs organes, qui sont un comité technique conjoint qui se réunit minimum 2 fois par an, un conseil des ministres qui se réunit annuellement, un sommet des chefs d'État mis en place récemment et qui ne s'est réuni que 2 fois jusqu'à présent. Toutes ces réunions ont surtout pour but de discuter d'un programme commun.
Malheureusement, dans le cas de la Commission du Mékong, et contrairement à ce qu'on avait pour l'organisation du fleuve Sénégal, le programme actuel est assez mou, car il n'inclut pas les grands projets d'infrastructures qui restent du ressort national. Les questions délicates ont donc tendance à être plutôt discutées de manière bilatérale entre pays, plutôt que d'être portées sur la table de la Commission.
Il est donc important de savoir que le financement de la Commission du Mékong est assuré, seulement, à raison de 20 % par les pays eux-mêmes, et que le reste, 80 % donc, est financé par la communauté internationale des bailleurs. C'est donc la communauté des bailleurs qui détient, si on veut, les cordons de la bourse, et qui, en quelque sorte, peut tirer les ficelles dans une direction qui, plus ou moins, peut plaire ou ne pas plaire aux pays. La Une partie de la Communeauté Internationale a une certaine tendance à cantonner, disons, le rôle de la Commission du Mékong, dans celui de chien de garde environnemental si j'ose dire, mais c'est un chien de garde qui de toute façon ne pourrait pas avoir de dents étant donné sa structure institutionnelle.
D'accord. Donc quels sont, dans ce contexte-là, les grands enjeux de la gestion transfrontalière du fleuve?
D'abord, il faut savoir qu'il s'agit d'un fleuve qui charrie énormément d'eau, 5 fois plus que le Nil, autant que le Mississippi, autant que le Gange, mais qu'il y a une énorme différence entre les débits en saison sèche et les débits en saison humide, en période de mousson. Donc, en saison sèche, il n'y a plus assez d'eau pour des extractions d'eau supplémentaires qui nécessiteraient la construction de barrages.
Le fleuve est donc faiblement développé, et, aux yeux des pays, il offre encore un important potentiel de développement. Il n'est donc pas étonnant de voir qu'il y a énormément de projets d'infrastructures dans le pipeline. L'investissement va donc indéniablement se poursuivre, mais avec des impacts non négligeables tels que, citons les plus importants, l'intrusion salée dans le delta, au Vietnam, le captage de sédiments qui provoque une érosion côtière, la réduction du potentiel de pêche qui est très très important dans la région, et la diminution de la biodiversité.
En fait, je vois 2 enjeux majeurs : d'une part, l'équilibre qu'il convient de trouver entre les intérêts économiques des différents pays de la Commission du Mékong, et d'autre part, l'équilibre qu'il faut aussi trouver entre les priorités économiques, d'une part, et les impératifs environnementaux et sociaux, d'autre part.
Sur le plan de la qualité de l'eau, le Mékong est heureusement encore un des fleuves les plus propres au monde. Il faut donc seulement veiller à ce que les sources de pollution potentielles soient maîtrisées, et notamment les risques d'accidents de navigation.
En résumé, le défi de la Commission du Mékong est d'aider les pays à réussir un développement dans plusieurs secteurs interdépendants, et ce, de manière pacifique, équitable et durable. Ce pari est évidement loin d'être gagné.
Très bien. Donc le Mékong est un fleuve qui connaît une forte empreinte hydroélectrique, dans un contexte où l'utilisation de l'eau permet de grandes retombées, économiques et énergétiques. Comment peut-on concilier ces intérêts entre des pays amont et des pays aval?
En fait, pour le Mékong, la question amont/aval est plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Parce que le seul pays qui est vraiment totalement en amont, c'est la Chine, qui ne fait pas partie de la Commission ; le Vietnam, lui, est clairement en aval avec son delta, mais il est aussi en amont du Cambodge avec ses hauts plateaux qu'il développe à grande vitesse ; le Laos et la Thaïlande ont une position géographiquement équivalente, à la fois en aval de la Chine et en amont du Cambodge et du Vietnam. Donc, on ne peut pas vraiment dissocier la dimension géographique de la dimension sectorielle.
D'accord. Et donc, plus généralement, comment concilier les intérêts entre différents secteurs d'activité, extrêmement dépendants, tels que, par exemple, le lien entre hydro-électricité, irrigation agricole ou encore la pêche?
En hydrodiplomatie, il faut toujours commencer par bien comprendre les intérêts économiques sectoriels des uns et des autres. Et voir ceux qui, dans ces intérêts, sont compatibles, et ceux qui ne le sont pas, ou moins. Alors, pays par pays, la priorité du Laos est clairement le développement de son gigantesque potentiel hydroélectrique ; le Laos veut devenir la batterie du sud-est asiatique.
Le Vietnam veut à la fois développer ses hauts plateaux, en énergie et irrigation, et à la fois protéger son delta. La Thaïlande, elle, veut développer l'agriculture irriguée, mais elle sait qu'elle ne peut le faire qu'en comptant sur des barrages en amont au Laos et en Chine. Et le Cambodge veut maintenir l'énorme potentiel de pêche, notamment dans son fameux lac, le Tonlé Sap, où vit une population très vulnérable. Tous ont besoin et veulent se protéger des inondations.
Je pense que, si les infrastructures sont bien gérées, je veux dire gérées en commun, le développement de l'hydroélectricité et de l'agriculture, et de la lutte contre les inondations ne sont pas du tout incompatibles. Dans ce cas, on peut parler de barrages à usages multiples, mais qui demandent une gestion conjointe, notamment avec la Chine. Ce qui est loin d'être le cas actuellement. Mais le problème clé qui subsiste alors dans le bassin du Mékong se situe au niveau de la pêche, et surtout pour le Cambodge. Il faut savoir que la pêche y est extrêmement importante pour les populations. Les communautés les plus pauvres qui vivent le long du fleuve et du Tonlé Sap, qui sont particulièrement sensibles, sont surtout confrontées à un phénomène de surpêche dû à la croissance démographique. Donc il s'agit d'un sujet extrêmement délicat, qui va bien au dela de la question des grnds barrages en Chine. Neamoins, la crainte d'une réduction drastique du potentiel de pêche due à la construction de barrages en amont, constitue, actuellement, un goulot d'étranglement pour le développement des autres secteurs, et donc une source de tensions politiques.
À mon avis, la priorité des priorités doit donc se situer au niveau du développement de solutions d'avenir valables pour les communautés rurales et de pêche les plus pauvres qui vivent le long du fleuve et le long du lac Tonlé Sap. Donc je pense, plus généralement, que pour concilier, parce que c'était ça votre question, les intérêts des uns et des autres, la meilleure approche, à mon avis, est de mettre en oeuvre un ambitieux programme d'investissement multisectoriel, qui devrait inclure tous les projets nationaux d'infrastructures. Je parle ici d'un portefeuille de projets bien équilibré, où chaque pays y trouve son compte, ou sa part du gâteau, si on préfère. Je pense donc que la Commission du Mékong devrait être, ou devrait devenir, la locomotive d'un tel programme de développement régional. Malheureusement, comme je l'ai déjà souligné, la communauté internationale, qui est surtout focalisée sur les risques liés aux investissements, ne le voit pas encore de cet oeil-là.
Très bien. Enfin, pour la dernière question, vous l'avez déjà mentionnée, mais je voudrais aborder le rôle de la Chine, qui n'est pas officiellement partie intégrante de la Commission, et voir avec vous quelles sont les relations actuelles avec les pays aval, et si, à votre avis, on peut espérer voir la Chine, un jour, intégrer la Commission.
Oui, c'est une question brûlante. La Chine, où le Mékong prend sa source, a entrepris depuis de nombreuses années la construction d'une cascade de grands barrages, dont le deuxième plus haut barrage du monde, le Xiaowan, avec une hauteur de 292 mètres, donc près de 300 mètres de hauteur.
Donc, évidemment, cela fait peur. Toutefois, il faut nuancer, parce que ces barrages hydroélectriques, d'abord, ne consomment pas beaucoup d'eau. D'autre part, il faut savoir que la Chine ne contribue que pour 16 % du débit total du fleuve Mékong, et que donc l'impact est surtout significatif près de sa frontière, c'est-à-dire dans le Triangle d'or ; l'impact est moins significatif au Sud, au Cambodge et au Vietnam.
Au niveau de la Commission du Mékong, la Chine a depuis longtemps un statut de partenaire de dialogue, c'est-à-dire qu'une fois par an, une délégation chinoise vient pendant 2 jours discuter avec la Commission, et donner de l'information générale sur ses grands projets. Par ailleurs, la Chine a signé des accords de partage de données hydrologiques, dans un premier temps uniquement pour la saison humide, et ce, pour aider à lutter contre les inondations ; mais plus récemment, elle a également signé un partage de données en saison sèche.
En juin 2005, donc il y a 10 ans, quand j'étais Directeur Exécutif (CEO) de la Commission du Mékong, la Chine, connaissant mon point de vue sur le rôle de la Commission en tant que promoteur et facilitateur d'un vaste programme d'investissement régional, je fus officiellement invité en Chine par le gouvernement chinois pour discuter d'éventuelles collaborations. Alors, lorsque j'ai demandé de but en blanc à la Chine pourquoi elle ne fait pas partie, et pourquoi elle ne veut pas faire partie de la Commission du Mékong, ils m'ont répondu très directement : "tant que cette organisation est pilotée par des bailleurs occidentaux, par le Danemark, la Suède, etc, il n'est pas question pour nous d'entrer dans une organisation pareille. En attendant, nous collaborons très bien dans d'autres secteurs déjà, avec tous les pays du Mékong, que ce soit dans le secteur routier, le secteur de l'environnement, dans le cadre d'un grand programme d'investissement, qui est piloté par la Banque asiatique de développement".
Donc, à mon avis, et c'est probablement en conclusion que je peux dire ceci, il est temps, il me semble, pour les pays de la Commission du Mékong de prendre plus en main leur l' organisation, d'en tenir les rênes sans l'influence extérieurs, et d'essayer de devenir un véritable acteur du développement économique régional. Je pense que c'est dans le cadre de cette approche-là, en misant sur un programme d'investissements multisectoriels communs, etc, qu'on peut espérer voir la Chine, un jour, rejoindre, d'une certaine manière, la Commission du Mékong et son programme d'investissements.
Très bien. Merci Olivier d'avoir accepté notre invitation, et merci pour ces 2 études de cas extrêmement intéressantes, Sénégal, d'une part, et Mékong d'autre part.
C'est moi qui vous remercie.
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