La Doctrine des Investissements Coordonnés
La "Doctrine des Investissements Coordonnés" est un ensemble d'idées et de principes que je recommande d'adopter au plus haut niveau pour une gestion pacifique et efficace des cours d'eau transfrontaliers dans le monde en développement
Olivier Cogels, mise à jour du 22 mars 2023
Mettre l'investissement au coeur de l'hydro-diplomatie
Dans le monde en développement, la croissance démographique, le développement socio-économique et le changement climatique exercent des pressions toujours plus fortes sur des ressources en eau de plus en plus rares. La compétition croissante pour ces ressources augmente les risques de conflits d'usage locaux d'une part et entre états riverains d’un cours d’eau partagé d'autre part.
La demande croissante en eau ainsi que le besoin de renforcer la protection des populations et des biens contre les aléas hydro-climatiques necessite d’importants investissements pour la production d'énergie, l'approvisionnement en eau domestique, industrielle et agricole, la lutte contre les inondations, le traitement des eaux usées, la protection des écosystèmes, la navigation, l'exploitation minière, etc. Ces investissements vont incontestablement se poursuivre pendant plusieurs décennies encore. Or, s’ils peuvent être sources de conflits, ils représentent également des opportunités de coopération pour le bien-être des populations. Ce soint donc ces investissements qui doivent être au coeur de l'hydrodiplomatie.
Doctrine de coopération couramment appliquée
Une doctrine est un ensemble d'idées, de principes ou de politiques qui guident la pensée et l'action dans un domaine particulier. Dans le domaine de la gestion des ressources en eau transfrontalières, la doctrine couramment adoptée et sur laquelle se fondent la plupart des conventions de coopération entre États riverains est connue sous le nom de « doctrine de souveraineté territoriale limitée ». Cette doctrine vise à promouvoir les principes d'utilisation équitable et raisonnable, de non-préjudice et de notification préalable. Selon cette doctrine, chaque État demeure libre d'utiliser les eaux d'un cours d'eau partagé traversant son territoire, du moment que cette utilisation est raisonable et ne porte pas préjudice aux autres États qui partagent les eaux du même fleuve.
La doctrine de souveraineté territoriale limitée est largement reconnue comme étant la base du droit international moderne des eaux transfrontalières. Elle a le mérite de reconnaître les droits des États en amont et de ceux en aval, en promouvant une utilisation raisonnable de l'eau sans porter sérieusement atteinte aux intérêts des autres États riverains. Toutefois, les notions de préjudice et d'équité sont imprécises et sujettes à interprétation, ce qui rend leur mise en application difficile et laisse la porte ouverte à des conflits potentiels.
La doctrine des investissements coordonnées
Considérant que les principes de la doctrine de souveraineté territoriale limitée sont essentiels mais néanmoins insuffisants, je pense que, dans les pays en développement, la coopération transfrontalière devrait également inclure le principe selon lequel tous les investissements susceptibles d'avoir des impacts transfrontaliers devraient être planifiés et gérés de manière coordonnée par l'ensemble des pays concernés. En d'autres termes, en plus des obligations d'utilisation raisonnable et de non-préjudice, les États devraient également avoir l'obligation légale de planifier et gérer leurs investissements hydrauliques majeurs de manière coordonnée, voire conjointe.
Selon la « Doctrine des Investissements Coordonnés », tous les investissements importants liés à l'eau dans un bassin fluvial ou lacustre transfrontalier doivent être planifiés et gérés en coordination avec tous les pays riverains concernés.
Ce principe supplémentaire me semble en effet primordial pour éviter les conflits pour l'eau dans les pays où d'importants investissements sont encore nécessaires pour accroître la sécurité hydrique, énergétique et alimentaire des populations. L'histoire montre en effet que lorsque de tels investissements sont planifiés de manière unilatérale ou non coordonnée, ils sont généralement sources de conflits.
L'idée de coordonner les investissements n'est pas nouvelle, et plusieurs conventions de bassin incluent l'accord de planifier et mettre en œuvre un "Plan de développement du bassin". Il s'agit généralement d'un document qui établit les objectifs, les stratégies et les actions à mettre en œuvre pour une gestion durable des ressources en eau et du développement socio-économique dans le bassin hydrographique en question. Parfois, comme c'est le cas du bassin du fleuve Sénégal et du fleuve Niger, ces plans se traduisent par de véritables programmes communs d'investissement – ou portefeuilles de projets – approuvés au plus haut niveau des États riverains.
En proposant que cette approche soit reconnue comme une "doctrine de coopération", mon objectif est de la généraliser et d'en faire une obligation acceptée internationalement au plus haut niveau comme une base fondamentale de coopération transfrontalière. Ainsi, en appliquant cette doctrine des investissements coordonnés, les États riverains seraeint amenés à travailler ensemble pour élaborer et gérer pacifiquement des infrastructures qui respectent les intérêts et les besoins de toutes les parties concernées, en optimisant leurs investissements tout en tenant compte des impacts environnementaux, sociaux et économiques sur l'ensemble du bassin ou du sous-bassin concerné.
Recommandations pour sa mise en oeuvre
L’approche que je recommande pour une application efficace de cette doctrine est la suivante :
- La coopération vise explicitement la croissance socio-économique ;
- Tous les investissements majeurs liés à l'eau, au sens large (y compris les capacités humaines et institutionnelles, les mesures de protection de l'environnement, etc.), sont planifiés et mis en œuvre dans le cadre d'un « programme conjoint d'investissement multisectoriel »;
- Ce programme, planifié à l'échelle de l'entièreté du bassin ou d'un sous-bassin, est négocié, approuvé et promu au plus haut niveau politique;
- Le programme est de préférence unique et complet, évitant la dispersion dans une multitude de projets et programmes indépendants;
- L’objectif annoncé du programme conjoint est d'accroître la sécurité hydrique, énergétique, alimentaire et environnementale des pays concernés;
- Les investissements sont optimisés à l'échelle du bassin tout en répondant de manière équilibrée aux intérêts de chaque pays concerné;
- La gestion opérationnelle de toutes les grandes infrastructures existantes et futures est coordonnée;
- Un mécanisme de financement coordonné du programme est mis en place;
- Le programme conjoint débouche rapidement sur des résultats tangibles au bénéfice direct des populations;
- Le programme est rendu très visible dans les médias afin de bénéficier du soutien de l'opinion publique.
En conclusion, l’adoption à grande échelle de la "doctrine des investissements coordonnés" constituerait une avancée significative dans la gestion collaborative des ressources en eau transfrontalières, en particulier dans les pays en développement où les besoins en infrastructures hydrauliques sont encore très importants.